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[ICM 2014] Jour 6 : Jean-Pierre Bourguignon et Cédric Villani, again

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(Vous ne vous trompez pas, vous êtes bien au 6ème jour de l’ICM et non au 5ème bien que les protagonistes d’aujourd’hui soient les mêmes que ceux d’hier… Vous me suivez ?)

Le programme de cette journée était beaucoup moins chargé que celui de la veille. Il commençait doucement à 17h avec, pour ma part, un exposé très intéressant de Zeev Rudnick sur l’équivalent de l’hypothèse de Riemann pour les polynômes sur les corps finis et, pour Stéphanie,  l’exposé de Jean-Pierre Bourguignon : “The life of a mathematician may have several sides”. Je ne vais pas me lancer dans une explication du sujet de Rudnick car il était un peu technique mais je peux au moins vous dire que c’est un très bon orateur. Au moins, son exposé était compréhensible par tous les mathématiciens entraînés.

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Jean-Pierre Bourguignon – The life of mathematician may have several sides

De mon côté, j’ai donc été écouter Jean-Pierre Bourguignon. Lui aussi est un excellent orateur. Et quelle carrière ! Ça laisse rêveur. Jean-Pierre Bourguignon nous a expliqué ce qui l’a mené à devenir mathématicien : au final, ce n’est qu’une question de rencontres. La première, décisive, fut son professeur de mathématiques dans le secondaire (à l’époque collège et lycée étaient dans le même établissement) : il s’agissait de monsieur Lemaître. Un homme fantastique qui enseignait excellemment bien les mathématiques. S’en est suivie une longue liste d’énumération de noms de mathématiciens que je ne peux malheureusement pas vous retranscrire ici puisque Jean-Pierre Bourguignon ne nous en montrait que les portraits (et comme je ne suis pas mathématicienne, voir un portrait et n’entendre que le nom ne me permet pas de bien l’orthographier). Il a rejoint le CNRS en 1969, âgé de 21/22 ans. Je vous avoue que sur le coup, j’ai cru que j’avais très mal compris. Mais si ! 21 ans au CNRS ! Je me suis alors souvenue du parcours du directeur de thèse de Florian, François Rodier et de mon propre directeur de thèse, Christian Bromberger. Oui, clairement, c’était une toute autre époque. J’ai trouvé cela formidable en même temps que j’ai profondément et soudainement été bien triste : comment a-t-on pu en arriver là ? Comment se fait-il qu’aujourd’hui il soit si difficile d’obtenir un poste et surtout que tout le monde fasse comme si cela était devenu normal d’en passer par là. Je ne trouve pas cela normal du tout. Je n’ai pas non plus envie de donner dans le nostalgique “c’était mieux avant” : je m’interroge surtout sur le fait qu’on ait pu en arriver là, à cette difficulté de trouver un emploi dans la recherche1 et qu’on ait laissé faire ou plutôt qu’on ait rien fait pour y remédier. Franchement, n’y a-t-il eu personne qui se soit rendu compte à moment donné que tout cela partait à la dérive ? Bref… J’ai eu un petit coup de blues sur le coup, je vous l’avoue. Mais malgré cela, le discours de Jean-Pierre Bourguignon m’a conforté sur les bienfaits des rencontres : pour lui, ce fut aussi, par exemple avec James Simons qui lui offrit un poste à Stony Brooks. Du coup, cette histoire m’a apporté une autre lumière sur James Simons. Dans le fond, je pense que malgré sa notoriété et sa richesse, il est resté profondément mathématicien. Et je crois, n’en déplaise à certaines personnes, que les dons réalisés pour subvenir aux mathématiques sont sincères2. Après tout, il a les moyens de pouvoir aider la recherche à sa façon : une façon qui ne plaît pas à tout le monde3 mais il fait4 ! Pour en revenir à Jean-Pierre Bourguignon, chacune de ces rencontres lui a permis d’accéder à de nouveaux postes, de voyager, etc. Puis, après le travail de recherche de mathématicien, il a aussi décidé de s’investir dans la communication scientifique : il a rejoint différentes communautés mathématiques pour cela comme l’IMU, le CIRM, l’ERC (dont il est le président actuel), etc. 

Nous nous précipitons ensuite à la fameuse press room car une interview de Cédric Villani était programmée à 18h20. On a un petit peu cafouillé car nous n’avons pas vu Cédric arriver et nous ne sommes pas rentrés à temps dans la salle. L’interview étant filmée, l’accès nous en était interdit jusqu’à la fin de la prise… Mais au final tout s’est arrangé puisque Cédric Villani nous a accordé une interview en privé.

Tout d’abord, oui, Cédric Villani retire ses chaussures (des Doc Martens coqué, il me semble). Ensuite, Cédric Villani profite des minutes de répit qui lui sont accordées pour faire des étirements et se reposer au mieux (qu’il me donne sa technique de récupération rapide : je suis preneuse !). Enfin, Cédric Villani est un peu timide comme tous les mathématiciens : peut-être l’ai-je juste senti un peu gêné de se rencontrer IRL après avoir échangé quelques mails, car oui, Cédric Villani répond toujours à ses mails et franchement, c’est très appréciable. On n’avait pas envie d’abuser de son temps, d’autant que depuis son arrivée, il n’avait pas eu une minute à lui : il a toujours été sollicité que ce soit pour faire son exposé, signer des autographes, donner des conférences de presse, etc. Il se prête à tout cela toujours avec le sourire et sans rechigner. Bravo ! Parce que ce n’est pas tout le monde qui réagit comme cela et pourtant, ça ne doit pas être facile tous les jours (surtout très épuisant en fait). Mais Cédric Villani nous dit que non, qu’on va prendre le temps de faire les choses comme il faut. Le problème avec Cédric Villani (et c’est lui-même qui le dit), c’est qu’il aime parler et en plus, il parle bien. Alors, un petit entretien qu’on voulait plutôt court, a duré plus de 20 minutes au final ! Nous lui avions ramené quelques cupcakes parce que c’était l’heure du goûter et que c’est toujours plus sympa de converser autour de gourmandises. On espère qu’il les aura appréciés. 

Cédric Villani au micro

1. À propos des formules mathématiques : formules magiques de mathémagiciens ?

Ce sont des formules qui n’ont aucun sens si on cherche à les comprendre avec uniquement le langage. Pour quelqu’un qui n’a pas fait d’études en mathématiques, ce sont des formules magiques. Ce n’est pas comme une langue étrangère : ce n’est pas pareil. C’est une écriture, c’est une langue étrangère mais pas une langue humaine dans le sens que ce n’est pas une langue tel que les humains en développent entre eux pour pouvoir communiquer spontanément. Les langues qui se développent le plus rapidement, ce sont les langues des signes, les langues des sourds et des muets. Prenez par exemple un petit groupe d’une dizaine de sourds-muets. En une, deux maximum trois générations, ils développeront un langage qui est raisonnable. Il y a d’autres exemples comme les jumeaux qui développent leur propre langage l’un avec l’autre et que personne d’autre ne peut comprendre. C’est très rapide pour les êtres humains de trouver un langage parce qu’on est fait pour parler. Mais pour comprendre le langage mathématique, il a fallu des siècles et des siècles de travail délicat pour que tout se mette en place. C’est bien nous, les humains qui avons créé ce langage mais ce n’est pas la même échelle de temps, la même échelle de longueur. C’est un travail qui a été réalisé par des milliers de personnes sur des milliers d’années littéralement, en terme de construction. Ce que je veux dire, c’est que, pendant 20 ans, 10 personnes suffiront pour développer une langue (au sens classique) complètement nouvelle. Si on voulait inventer une nouvelle langue, ce serait très facile. Il n’y a qu’à voir d’ailleurs : le nombre de patois, de sous-patois comme en Suisse par exemple. En mathématiques, cela n’a rien à voir : c’est une langue que tout le monde parle et qui a été développée par tout le monde à la fois. Si cela avait été facile de créer le langage mathématique, il y aurait eu plein de sous-langages qui se seraient développés ici et là mais ce n’est pas le cas.

2. Les mathématiques : science ou art ?

C’est clairement les deux. C’est une science parce que comme les autres sciences, il y a plusieurs caractéristiques. On ne va pas rentrer de le problème de savoir ce que c’est une science parce que ce n’est pas le bon propos… C’est une science dans le sens où c’est une démarche scientifique que les gens adoptent. Ça veut dire qu’ils construisent une réalité, un truc qui est vrai. Si le théorème est vrai, tout le monde a le même point de vue sur le fait qu’il soit vrai. L’économie n’est pas une science,  dans le sens où on ne peut jamais savoir si une théorie est vraie ou fausse. Il y a des gens qui continuent de se disputer pour savoir si des modèles qui ont été trouvés il y a 100 ans sont raisonnables ou pas. En mathématiques, comme en physique ou comme en biologie, on a des résultats. Quand ils sont vérifiés, qu’on sait qu’ils sont vrais, on les publie. On écoute les gens qui les ont publié pas parce qu’ils sont célèbres mais parce qu’ils ont des arguments convaincants et parce que les résultats ont été vérifiés à travers des processus d’évaluation par des pairs. Ça, c’est important. Et de ce point de vue là, en mathématiques, c’est comme dans n’importe quelle science. En ce sens, c’est une science.
Mais les mathématiques, c’est aussi une science extrême parce que dans toutes les autres sciences, pour arriver au résultat, on utilise une combinaison de déduction et d’induction. On généralise des exemples, on regarde sur des cas simplifiés, on extrapole, on admet certaines choses comme plausibles. En mathématiques, on n’admet rien ! Tout démontrer et uniquement faire de la déduction ! Il y a de l’induction dans la construction du modèle mais qui n’est pas une étape mathématique proprement dite : c’est de la modélisation. A partir de là, tout doit se déduire uniquement par raisonnement logique et c’est très très dur, c’est très très exigeant. En ce sens, c’est une science extrême. Il suffit de regarder le problème emblématique des mathématiques qu’est l’hypothèse de Riemann5. Si on n’était pas en train de parler d’un truc de maths, tout le monde saurait que c’est vrai. Aucune théorie physique n’a été vérifiée avec autant d’exemples que l’hypothèse de Riemann n’a été vérifiée. On a vérifié des centaines de milliards, des billions de zéros : on sait qu’ils sont tous alignés. Il y a aucun domaine de la pensée humaine où une hypothèse que vous trouvez vérifiée des milliards de fois, vous n’êtes toujours pas convaincu. Je dis bien de la pensée humaine, je ne parle même pas de science ! Et en mathématiques, on a ce truc : on l’a vérifié des milliards de fois et on n’est toujours pas convaincu. C’est extrême en ce sens.
Et puis les mathématiques, c’est particulier aussi, parce que justement, il y a toute l’importance accordée par les mathématiciens eux-mêmes à des notions qui relèvent du domaine de l’art : notions d’harmonie, notions d’esthétique, notions de surprise, notions de style dans le raisonnement et pas seulement dans les problèmes. C’est un peu faux ce que je vais dire mais, c’est pour donner une image de ce qu’est un mathématicien. En gros, un physicien, c’est quelqu’un qui étudie un problème de physique. Mais un géomètre, ce n’est pas forcément quelqu’un qui étudie de la géométrie. Ou un analyste, comme moi, n’est pas forcément quelqu’un qui étudie de l’analyse. Ça peut être quelqu’un qui étudie un problème géométrique avec des outils d’analyse. Ça peut être quelqu’un qui étudie de la physique avec de la théorie des équations dérivées partielles. C’est le style qui compte en mathématiques pour définir la personne que vous êtes, pas l’objet de votre étude. C’est le style qui compte et c’est certainement pour ça qu’il y a autant d’importance accordée aux questions d’esthétique. Ça c’est beau, ça ce n’est pas beau. Comment va-t-on pouvoir se diriger avec tant de possibilités, tant de styles différents ? Comment choisir ? Les mathématiciens, toujours, qu’ils soient platoniciens ou pas, vont être guidés par cette idée que la bonne solution doit incorporer des éléments qui sont beaux. J’en parlais notamment dans mon exposé6. Certaines formules sont tellement belles qu’elles doivent servir à quelque chose. Les mathématiciens aiment les belles formules pas seulement parce qu’elles sont belles, mais parce qu’ils ont le sentiment que si elles sont belles alors elles vont être utiles. Elles vont être utiles, elles vont être puissantes, elles vont être transmissibles, elles vont résumer beaucoup de choses à la fois et tout de suite. Avec cette idée, on rejoint les anciens idéaux grecques : ce qui est beau est bon. C’est de l’élégance. Les mathématiques, c’est comme en design : il faut à la fois que ce soit beau et que ça marche !

3. À propos des rapports entretenus par le couple mathématiques et arts

Il faut tout de même faire gaffe au couple mathématiques et arts parce que ça demande d’être un vrai mathématicien ou bien d’être un vrai artiste. Il ne faut pas croire qu’on va faire une formation mathématiques et arts. Par exemple, il faut d’abord trouver son style dans l’un des deux domaines et très franchement, c’est déjà tellement dur de devenir un artiste ou tellement dur de devenir un mathématicien qu’il ne faut pas espérer être les deux à la fois. Il y a quelques exemples très rares. Fomenko est un exemple de quelqu’un qui sait vraiment dessiner et qui est un vrai mathématicien. Mais la plupart du temps, les projets mathématiques et arts… Disons que les choses intéressantes arrivent à la rencontre des deux cultures. Quand la Fondation Cartier a fait son exposition “Mathématiques, un dépaysement soudain”, c’était systématiquement en appareillant les personnes : un mathématicien, un artiste et ainsi de suite. C’était un bon choix. C’est vraiment très rare de pouvoir faire les deux à la fois. Même Fomenko était un bien plus grand mathématicien que dessinateur même s’il était un très très bon dessinateur. A la conférence Bridges 2014, on le voit bien : le niveau mathématique des participants est extrêmement inégal. C’est toutefois un bon eco-système et c’est très bien que cela existe : au sein de cette exposition coexistent des choses très profondes et des choses très superficielles. Donc quand on dit mathématiques et arts, il faut vraiment faire très gaffe !

Il y a des artistes qui utilisent des règles mathématiques pour construire leurs œuvres et certains arrivent à de bons résultats. A la fin, tout dépend du talent artistique. Il n’y a pas de règle unique : c’est très variable ! Il y a un point commun majeur entre l’art et les mathématiques et cela quel que soit l’art, c’est que dans un cas comme dans l’autre, dans l’art comme dans la mathématique, on représente quelque chose. Dans une construction artistique, on présente soit un monde physique, soit un monde d’émotions qui va être rendu sous forme musicale ou sous forme picturale, etc. On cherche à recréer quelque chose et on cherche à atteindre au niveau des émotions, la personne pour qui on travaille7. Ça, c’est l’art qui est donc toujours une représentation de quelque chose, une présentation de quelque chose. Les mathématiques aussi ! Ça, c’est un point commun général. Mais après cela, il n’y a plus vraiment grand chose. Les démarches divergent complètement. Ça se retrouve après le fait qu’il y est des mathématiques dans certaines formes d’art : les mathématiques sont un outil extrêmement puissant de construction. Il y a certaines constructions (comme en architecture) pour lesquelles une dose de mathématiques sera très utile. Après, on peut jouer sur les deux et c’est là qu’on arrive sur le genre d’interactions que je décrivais dans mon exposé à Bridges8.

4. À propos de l’interdisciplinarité

Cela arrive de plus en plus souvent pour une raison simple, c’est que les disciplines croissent et croissent et croissent et qu’il y a de plus en plus de surfaces de contact, et de plus en plus d’expériences. Et c’est mon problème parce que tout m’intéresse et ça me perdra !

Nous avons fini l’interview par quelques blagues de mathématiciens et notamment sur les “boins boins” et sur les “suites de cochons”.  Et puis bien sûr, la photo souvenir de cet agréable moment en tête-à-tête. Cédric Villani, on te remercie encore pour le temps que tout nous a accordé, pour ta gentillesse et ta patience. Au plaisir, peut-être, de se recroiser un jour.

IMG_7921Florian Caullery et Cédric Villani : deux mathématiciens

  1. Et je ne parle pas même pas des salaires : la précarité de l’emploi dans la recherche n’est pas un mythe.
  2. Bien que l’homme ne soit jamais tout noir ou tout blanc. Mais je ne vais pas me lancer dans la théorie du don, du contre-don et encore moins du cadeau et du plaisir d’offrir, etc. Ce n’est pas le propos aujourd’hui et ce serait beaucoup trop long en ndbp.
  3. Mais de toutes façons, on ne peut pas plaire à tout le monde.
  4. Car oui, messieurs, dames, au risque de vous choquer, il pourrait aussi ne rien faire et ne rien donner du tout.
  5. Que Stéphanie compte résoudre : elle me semble déterminée. Elle me fait peur.
  6. Cédric Villani fait allusion à sa présentation donnée à Bridger.
  7. Comprenez celui qui sera visé par l’œuvre : le spectateur par exemple.
  8. Voir billet précédent à propos du morceau “Désordre” de György Ligeti.

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